Archives par étiquette : Maison des arts de Créteil

Requin

© David Kretonic

Texte de Bertrand Belin, mise en scène et adaptation Laure Hirsig, Compagnie du Squale, à la Maison des Arts de Créteil.

Un jour dans un vide grenier Laure Hirsig tombe sur un livre qui l’intrigue et la capte, c’est Requin, de Bertrand Belin. La lecture du récit la capture, la poursuit, elle ne le lâche plus. Elle décide d’adapter le texte et le crée avec la compagnie du Squale, qu’elle a fondée en octobre 2021 à Genève. « Comme le requin fend l’horizon de son aileron, la Compagnie du Squale taille une incise dans la réalité, pour se glisser dans les eaux troubles de la psyché, là où l’on n’a pas pied » écrit-elle. Cela définit exactement le travail qu’elle présente.

Trois personnages sont sur scène. L’Homme, le naufragé, au moment de la noyade au fond de ce lac – le contre-réservoir de Grosbois-en-montagne, près de Dijon – dans son combat et sa solitude absolue, oscillant entre survie, humour, dérision et désespoir (Vincent Coppey). Il ne quitte pas la scène. Les deux autres personnages font des apparitions et accentuent le mystère et la singularité de l’ensemble : Le Garçon, pourrait représenter l’adolescence et le souvenir, dans sa vertigineuse présence-absence (Eliot Sidler) ; Le Nixe, ce génie des eaux dans les mythologies germanique et nordique, est ici joueur de guitare électrique et chanteur, de loin en loin (François Revaclier). Rôdeur énigmatique et marécageux, il glisse, sans paroles, autour de L’Homme, prêt à l’enfoncer plutôt qu’à l’aider, image de la part sombre du personnage et de la mort qui guette.

La proposition scénique porte le texte avec une grande finesse et intelligence, elle s’inscrit sobrement dans un paysage visuel suffisamment explicite pour nous conduire dans les tréfonds de la mémoire et du lac où sombre L’Homme. « On se croirait dans la grotte ornée du littoral européen » décrit-il. Le plateau est recouvert d’un plastique noir, on se croirait dans la vase et une tenture noire et brillante, ressemblant à une vitre cassée, transmet ses reliefs et sa réverbération, en donnant de la profondeur de champ (scénographie Davide Cornil).

Sorte de confession, ce récit est introspectif et nous mène jusqu’au subconscient de L’Homme luttant contre la convulsion qui anéantit ses efforts, et qui reste pourtant en prise directe avec la vie. À deux pas, Alan, son fils, resté sur la rive avec Peggy, sa femme. « Pour mourir il suffit souvent d’un rien… » De cette baignade, apparemment banale, L’Homme ne reviendra pas. « Aujourd’hui, je me noie… J’ai raté mon entrée dans la vie, vais-je rater ma sortie ? » se demande-t-il. Il passe en revue l’enfance avec sa collection de fossiles qu’il avait aimé rassembler, à l’âge de huit ans ; les fouilles effectuées et son métier de topographe à défaut, mêlant fossiles et archéologie préventive ; le premier baiser donné à Peggy ; la famille avec qui il règle ses comptes évoquant entre autres les onze litres de lait repêchés dans le port de Dieppe que son ectoplasme de père avait absorbé tout d’une traite, image qui revient au fil du spectacle. Pourtant la vie rôde encore en images mentales décalées, avec le supermarché, le compteur d’électricité à relever, la salle de bains à refaire… « Je n’ai jamais su vivre » dit-il en se ré-inventant des morceaux de vie.

© David Kretonic

Sur une passerelle située au-dessus du plateau, côté jardin, comme sur un navire, apparaît Le Garçon à l’anorak orange, s’éclairant à la lampe tempête. On revoit le port de Dieppe cette nuit-là. Il fait le récit le plus cruel des cygnes qui l’attaquent, et de celui qu’il décapite et qui se noie, il devient Cygne lui-même. Tout est mystère, cosmologie, dédoublement. Des lumières, stroboscopiques parfois arrivent de plein-face. Crues à certains moments, rouges plus tard, d’autres lumières forment le toit de la scène et accompagnent le délire sensuel et les rêves de douceur qui surgissent aussi (création lumières David Kretonic). Et le noyé reprend, « Je ne réussis qu’à retomber en moi », glissant de plus belle. Dans ses visions, il perçoit un requin-labyrinthe, puis Peggy et Alan dans un carré de lumière, qui se désarticulent, traduisant sa perte de conscience. Accident, suicide ? Délire… Comme un Christ re-crucifié, il est accroché aux deux filins d’acier qui le soulèvent, on ne sait plus s’il nage ou s’il vole. Des voix se croisent, des gestes s’ébauchent, vainement. On assiste à une danse macabre, aquatique et chorégraphiée. Le Nixe – qui gère la bande son du spectacle (composition sonore et musicale Fernando de Miguel) – s’approche de L’Homme et orchestre l’ode funèbre. Il pleut sur le toit du théâtre, la pluie s’intègre à la bande-son. À la fin, L’homme se balance, à plat ventre, au centre du plateau, on entend comme en écho, le rire de la mort.

© David Kretonic

On connaît Bertrand Belin comme musicien, auteur, chanteur, compositeur, on ne sait pas forcément qu’il a aussi écrit plusieurs romans. Requin est son premier. Laure Hirsig s’en empare et compose un texte métaphorique pour la scène, nous faisant partager l’émotion ressentie à sa lecture. L’histoire se passe dans et au fond de l’eau, ce lac artificiel. À défaut de requin il y a la mort au lac, la mort en face. Cette étreinte et baiser de la mort sont donnés par Le Nixe, ce personnage en noir et sorte de double.

La mise en scène que propose Laure Hirsig de ce texte aux messages codés et aux incursions dans le subconscient, donne un sens infini au parcours, révélant un puissant talent de conception et de direction d’acteurs – dont les trois sont à féliciter, chacun à son niveau. Sa formation passe par la gravure, qu’elle apprend à l’École Estienne à Paris où déjà elle creuse son sillon entre technique et création. Elle s’installe à Genève, en 2003 et s’immerge dans le milieu théâtral, participant à différentes aventures théâtrales comme auteure, dramaturge et metteure en scène. Elle a présenté Requin en avril dernier, au Théâtre Saint-Gervais de Genève, l’espace méditatif qu’elle élabore, derrière cette mort en direct, est magnétique.

Brigitte Rémer, le 17 mai 2023

© David Kretonic

Avec Vincent Coppey (L’Homme), Eliot Sidler (Le Garçon), François Revaclier (Le Nixe) – scénographie Davide Cornil – création lumières David Kretonic – composition sonore et musicale Fernando de Miguel – coiffure et maquillages Arnaud Buchs – costumes Éléonore Cassaigneau – complice Bogdan Nunweler – assistante Charlotte Chabbey – régie son Jean Keraudren – administration Cristina Martinoni – training Marcela San Pedro.

Du 10 au 12 mai, Maison des Arts de Créteil, Pl. Salvador Allende, 94000 Créteil – tél. : 01 45 13 19 19 – site : www.maccreteil.com – email de la compagnie : cie_du_squale@hotmail.com

Trace

© Celina Bensart

Texte Nicole Couderc – mise en scène Gilles David – compagnie La Gaillarde, à la Maison des Arts de Créteil, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin.

« Trace ta route… Aujourd’hui maman est morte » sont les mots qui ouvrent le spectacle. C’est Julie, dix-sept ans, qui délivre ce terrible message, sa mère vient de se suicider en se jetant du huitième étage. La jeune femme va faire l’apprentissage de la solitude et du silence de la maison, du face à face avec son père, directeur d’un supermarché et qui travaille beaucoup.

Autour d’elle, on suit la chronique de la cité urbaine, de la vie à affronter sans pare feu et du regard des autres, de celui de ses copains-copines, Pauline, Sabrina, Tristan, et autres, génération mobiles, musiques, langages jeunes. L’auteure, Nicole Couderc, dessine la vie du quartier et croque des personnages autour du parking d’un supermarché. Certains éléments viennent de sa biographie, précise-t-elle. On y voit les gens qui vont et viennent et se croisent sans se regarder, la dame du 117 au regard d’aigle, bus qu’elle attend tous les jours à 14 heures. Dans le bus monte aussi Danièle la femme au béret, pas vraiment dans le coup et qui travaille dans un centre pour handicapés, qui se déplace toujours avec sa mère et parle à tout le monde, qui chante à la chorale. Pascal y travaille aussi. A la maison il y a le père et son chagrin, les livres qui se mettent en caisse, les vêtements de la mère qu’il ne supporte pas de voir sur sa fille, la référence à des jeux, à une croisière. Il y a aussi la femme de ménage et son repassage, sa famille africaine qui débarque, sa fille qui rame avec les études. Il y a Julie qui interroge son père, les lieux, les dossiers et cherche à reconstituer des bribes de vie heureuse.

La Trace est ce rouge indélébile sur le buisson du trottoir où est tombée sa mère et dans la tête de Julie, c’est en même temps son leitmotiv pour avancer : Trace, trace ta route à toute allure, la vie doit continuer ! C’est sa démarche pour se reconstruire et donner du sens à sa vie au milieu d’informations diverses et contradictoires, de faits divers plutôt sinistres, du trajet du bus 117.

Ce texte de Nicole Couderc a été lauréat pour l’aide à la création d’Artcena en 2019. Il nous emmène dans un quotidien de la vie et sa monotonie, vers les toutes petites choses de la vie où faire un pas en avant mérite tant d’efforts, dans un milieu aux vies cabossées et loin des privilèges, dans une vie où le regard des jeunes se pose sur l’avenir et sur les adultes. Si la partie n’est pas encore jouée, en pointillés elle est conditionnée par ce qui est vécu. Julie porte la robe rouge de son deuil, elle a besoin qu’on sache et sa question finale, Et toi tu sais où tu es ? appelle la difficulté à s’inscrire dans un parcours de vie où une partie de l’essentiel, la mère, s’est absentée.

Le plateau est sobre – décor, lumière, mise en scène, jeu des acteurs, costumes – géré aussi simplement que le propos et cela est bien, (la mise en scène est de Gilles David). Pas besoin de chichi autour d’une vie quotidienne plutôt grise, la vie comme elle va, de la mort d’une mère et des variations autour d’une jeune femme qui ramasse les morceaux du passé et mène son combat avec le réel. L’équipe d’acteurs présente sur le plateau a globalement l’âge des rôles et donne le rythme. Mention spéciale pour l’actrice qui interprète Julie et sait porter ce sujet délicat avec justesse.

Brigitte Rémer, le 26 décembre 2022

Avec : Éléonore Alpi, David Brémaud, Lucie Épicureo, Émilie Lacoste, Marie-Camille Le Baccon, Milla Nizard, Léonce Pruvost, Marion Träger, Rony Wolff. Scénographie Clara Georges Sartorio – création lumière Lison Foulou – costumes Audirna Groschêne – musique et création son Pascal Humbert – régie générale Alexandre Boghossian – avec le soutien du dispositif d’insertion professionnelle de l’Ensatt.

Du 8 au 10 décembre 2022 – Maison des Arts de Créteil, Place Salvador Allende, 94000 Créteil – tél. :  01 45 13 19 19 – Site : www.maccreteil.com

Via Injabulo 

Deux chorégraphies : førm Inførms, de Marco Da Silva Ferreira et Emaphalkathini d’Amala Dianor – compagnie Via Katlehong, à la Maison des Arts de Créteil.

Emaphalkathini © John Hogg

Créée en 1992, la compagnie Via Katlehong originaire d’Afrique du Sud porte le nom d’un township où règnent pauvreté et apartheid. Pilotée par Buru Mohlabane et Steven Faleni elle s’inscrit à la croisée de cultures métissées, de la contestation et de l’engagement, et remplit une mission éducative et sociale. La troupe travaille sur les cultures communautaires et témoigne particulièrement de la sienne, la culture pantsula née de l’exode rural et de l’enfermement dans des townships, ces ghettos situés à la lisière des grandes villes où régnaient chômage et criminalité.

førm Inførms © Pedro Sardinha

Dans l’hybridation de sa danse, Via Katlehong combine la danse pantsula, sorte de hip hop moins le côté acrobatique, la tap danse, comme des claquettes avec chaussures ferrées, le step, ces pas variés et rythmés sur une musique d’enfer, le gumboot, une danse de mineurs à base de frappes des mains sur les cuisses et les mollets, le tout réalisé avec une incroyable rapidité et un tonus témoignant d’une grande force de vie, d’une belle virtuosité. La compagnie s’adjoint parfois le regard, les techniques et l’univers de chorégraphes invités. Ce fut le cas avec Robyn Orlin et Christian Rizzo, et en 2017 avec Gregory Muqoma qui avait créé pour et avec eux Via Kanana qui remporta un grand succès. Cette année, Marco Da Silva Ferreira, chorégraphe portugais et Amala Dianor, chorégraphe franco-sénégalais, créèrent avec huit danseurs de la Compagnie, Via Injabulo pour le Festival d’Avignon.

Formé en autodidacte aux danses urbaines et imbibé de kuduro, un style venu d’Angola, Marco Da Silva Ferreira inscrit sa pièce førm Inførms, en première partie et « revisite les archives de ses créations précédentes. » Avec humour et dans une rapidité folle jusqu’à l’anéantissement, en référence à hier, les danseurs se cassent et se réparent, expriment leur bonheur et leur souffrance, dansent seuls mais ensemble. La pièce s’inscrit dans le contraste, le contrepoint, la décomposition et la recomposition et étire les opposés jusqu’à la dérision, mettant l’accent sur la métamorphose des corps.

En seconde partie, c’est avec Emaphalkathini – qui signifie en zoulou entre deux – que le danseur hip hop et chorégraphe Amala Dianor formé entre autres au CNDC d’Angers et ayant été interprète dans différentes compagnies, développe l’hybridation et la résilience, la fête et la fureur de vivre. Hybride aussi la musique, composée de chants zoulous et de house music. Le chorégraphe est allé travailler dans le township des Via Katlehong, et a choisi « de donner la part belle à cette énergie tout en montrant le revers de la médaille, la tension inhérente en Afrique du Sud. » Avec les danseurs, il défriche de nouveaux espaces en repoussant les frontières, crée un hymne à la jeunesse et une poétique de l’altérité.

Accompagné de ces deux chorégraphes, Marco Da Silva Ferreira et Amala Dianor, Via Katlehong s’engage dans la danse, célèbre la vie et dégage avec sa générosité partagée une frénétique énergie collective. Les danseurs ne touchent plus terre et dépassant les tourments, inventent leurs fêtes à travers leurs engagements pleins de fantaisie et d’inventivité. Cette puissance et cette force de vie sont contagieuses et bien utiles, par les temps qui courent.

Brigitte Rémer, le 30 novembre 2022

Avec les danseurs : Thulisile Binda, Julia Burnhams, Katleho Lekhula, Lungile Mahlangu, TshepoMohlabane, Kgadi Motsoane, Thato Qofela et Abel Vilakazi – musique : førm Inførms, Jonathan Uliel Saldanha – Emaphalkathini, Awir Leon – lumières Cárin Geada – costumes, stylisme : førm Inførms, Dark Dindie styling concept – Emaphalkathini, Julia Burnham – régisseur général Alexander Farmer – directeurs de projet, Buru Mohlabane et Steven Faleni (Via Katlehong).

Du 24 au 26 novembre 2022 à 20h – à la Maison des Arts de Créteil, Place Salvador Allende, 94000 Créteil – ligne 8 : Créteil-préfecture – site : www.maccreteil.com – tél. : 01 45 13 19 19

Combat de nègre et de chiens

© Gilles Le Mao

Texte Bernard-Marie Koltès – création collective, compagnie Kobal’tmise en scène Mathieu Boisliveau, vu à la Maison des Arts de Créteil.

Quelques gradins sur scène ferment l’arène où se déroule l’action, un chantier de travaux publics. On est dans un pays d’Afrique de l’Ouest, sorte de lieu indéfini, dans une cité « entourée de palissades et de miradors, où vivent les cadres et où est entreposé le matériel » où tournent les ventilateurs. L’ambiance est FrançAfricaine, même si l’objet de la pièce n’est pas de parler de néocolonialisme ni de question raciale, comme le précise l’auteur. Bernard-Marie Koltès (1948/1989) met en jeu de façon métaphorique la révolte, la violence, la confrontation avec l’autre, l’altérité, et se situe du côté de Conrad ou de Faulkner « au point de jonction entre la langue française et le blues. » La pièce est écrite et publiée en 1979, Koltès en a déjà une huitaine à son actif, il a voyagé les années précédentes au Nigéria, au Mali et en Côte d’Ivoire. Créée en 1982, au théâtre de La Mama de New York dans une mise en scène de Françoise Kourilsky, elle est mise en scène en 1983 au Théâtre des Amandiers de Nanterre par Patrice Chéreau – qui montera les principales pièces de Koltès –  dans une impressionnante distribution : Sidi Bakaba, Myriam Boyer, Philippe Léotard et Michel Piccoli.  Parlant de Koltès, Chéreau disait : « Il a été une météorite qui a traversé notre ciel avec violence dans une grande solitude de pensée et avec une incroyable force, à laquelle il était parfois difficile d’avoir accès. »

Combat de nègre et de chiens met en jeu quatre personnages : Horn (Pierre-Stefan Montagnier), âgé de soixante ans, chef d’un chantier qui doit bientôt fermer, travaille, boit des whiskys et joue pour de l’argent avec Cal (Thibault Perrenoud), ingénieur de trente ans. Passionné de feux d’artifice, Horn vient d’accueillir Léone (Chloé Chevalier), anciennement femme de chambre dans un hôtel, appelée à devenir son épouse. Drôle d’ambiance, plutôt beauf, jusqu’à ce que le jardin frissonne. Un Noir, Alboury (Denis Mpunga) –  portant le nom d’un roi de Douiloff (Ouolof) qui s’opposa à la pénétration blanche, au XIXème siècle – s’est introduit dans l’espace européen et vient réclamer le corps de son frère Nouofia – qui signifie conçu dans le désert – ouvrier journalier, mort sur le chantier. « Souvent les petites gens veulent une petite chose, très simple… » justifie-t-il. Il reviendra à plusieurs reprises, mais en vain. Des échanges entre Horn et Cal on apprend de ce dernier qu’il a tué l’ouvrier pour raison, plaide-t-il, d’arrogance, son corps jeté dans les égouts : « Moi, je flingue un boubou s’il me crache dessus, et j’ai raison, moi, bordel… »

Quand Léone entre en piste, elle brasse la légèreté du stéréotype européen et décline mollement la proposition grossière de Cal avant de croiser amoureusement Alboury qui lui transmet un peu de sa chaleur et de sa sagesse. Chacun parle sa langue dans une première scène, elle, lui déclare son amour – devant Horn – dans une seconde scène, puis elle se fait violemment éconduire quand elle propose un compromis pour acheter la paix, jusqu’à recevoir d’Alboury le même crachat que celui que Nouofia avait jeté au contremaître et qui lui avait valu d’être tué. Se met alors en place, entre Horn et Cal, une machination machiavélique de mise à mort visant à effacer définitivement Alboury et sa demande. Contre toute attente, la révolte d’Alboury sera plus forte et c’est Cal qui se fera tirer dessus par les gardes, du haut du mirador. Léone disqualifiée de tous se scarifie le visage avec un tesson de bouteille, à l’image des marques tribales d’Alboury et sera raccompagnée là d’où elle vient.

© Gilles Le Mao

La pièce débute presque comme un drame petit-bourgeois et la première partie s’interprète ici au premier degré. Passé la surprise du jeu néo-réaliste des personnages européens, on s’enfonce petit à petit dans le doute et l’ambiguïté, dans la densité poétique du texte où dialogues et monologues se succèdent, dans un art du récit et de la conversation propre à Koltès. Comme dans toutes ses pièces, le personnage Noir, ici Alboury, est au centre, dans tout son mystère, sa force d’attraction et sa pulsion de vie. S’opère alors, comme le dit Hervé Guibert, « un glissement entre la lutte des classes et une lutte des races. »

Fondée en 2010 par Mathieu Boisliveau, Thibault Perrenoud et Guillaume Motte, la compagnie Kobal’t a traversé les grands classiques dont Molière, Tchekhov et Shakespeare, avant d’affronter Koltès, monté par Mathieu Boisliveau. La mise à distance des personnages n’y est pas toujours, notamment dans la première partie mais leur volte-face, celle de Léone notamment – qui, de couleur fuchsia ressemble aux bougainvilliers du plateau dans les costumes de Laure Mahéo – ouvre sur la profondeur du texte. La scénographie de Christian Tirole sert bien ce propos de l’enfermement et les signes du contexte africain, éclairée par Claire Gondrexon. On s’enfonce petit à petit dans la solitude et le silence, le meneur de jeu devenant le personnage le plus secret, Alboury, dans sa vengeance accomplie par la mort de celui qui a tué.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2022

Avec Chloé Chevalier, Pierre-Stefan Montagnier, Denis Mpunga et Thibault Perrenoud – Collaboration artistique Thibault Perrenoud et Guillaume Motte – assistant à la mise en scène Guillaume Motte – dramaturgie Clément Camar-Mercier – scénographie Christian Tirole lumière Claire Gondrexon – costumes Laure Mahéo – régie générale et son Raphaël Barani – régie plateau Benjamin Dupuis.

Vu à la Maison des Arts de Créteil le 6 octobre 2022. Prochaines représentations : 8 novembre au 2 décembre 2022, Théâtre de la Bastille, Paris – site : theatre-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14 – En tournée : 27 et 28 mars 2023, Halles aux Grains, scène nationale de Blois – 25 au 29 avril 2023, Théâtre des Célestins à Lyon, 4 et 5 mai 2023, MCB / Scène nationale de Bourges – 10 au 12 mai 2023, Théâtre Sorano, scène conventionnée de Toulouse – 16 mai 2023, ACB/Scène nationale de Bar-le-Duc.